Tribune publiée le 08/10/2025 dans le journal La Tribune
L’été, avec l’intérêt moindre qui se manifeste pour les affaires du monde, représente une période bénie pour certaines initiatives discutables. Elles peuvent ainsi, à la faveur des vacances, échapper à notre vigilance. Fort heureusement, n’en déplaise à ses défenseurs, la cession par EDF, pour 168 millions de dollars, de 64% du capital de sa filiale Exaion à l’américain Mara Holdings, n’est pas passée inaperçue : nous avons d’ailleurs été plusieurs politiques, de différents bords de l’hémicycle, à réagir à cette nouvelle.
J’ai moi-même adressé un courrier d’alerte au ministre de l’Économie qui a diligenté une enquête du Service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE). Il ne faudrait cependant pas que le contexte politique tourmenté de cette rentrée nous fasse oublier le caractère scandaleux et suicidaire pour notre souveraineté d’une telle opération. Je reviens donc à la charge avec la persévérance, certains diront l’obstination, qui me caractérise...
Exaion est née de l’idée astucieuse de prolonger la vie des supercalculateurs qu’EDF renouvelle tous les trois ans pour gérer ses centrales et prévoir sa production hydroélectrique. Ces machines, une fois reconfigurées, peuvent aussi servir au calcul 3D pour le cinéma ou le jeu vidéo, à l’intelligence artificielle, ou encore à la sécurisation de transactions blockchain.
L'année dernière, Exaion a ainsi été enregistrée par l’Autorité des marchés financiers comme prestataire de services sur actifs numériques, ce qui lui permet de proposer aux banques et aux institutionnels un véritable coffre-fort pour cryptoactifs, une perspective qui a déjà séduit, par exemple, la Société Générale.
Cependant, pour des questions d'image, EDF a fait le choix assumé de ne pas développer d'activité de minage de cryptomonnaie. Cette décision stratégique a jusqu’à maintenant freiné le développement d’Exaion, qui est déficitaire depuis sa création, un déficit chaque année plus important (2020 : -771k€, 2024 : -4,4M€). En supposant que celui de Pulse (la branche investissement d’EDF) soit dans la moyenne de la dernière période disponible (2017-2021, environ 9M€/an), la filiale représenterait à elle seule la moitié du déficit de toutes les activités de capital risque d’EDF.
En minorant progressivement sa part dans cette pépite potentielle, (une option prévue dans le contrat prévoit de porter à 75%, d’ici 2027, la participation de Mara Holdings), EDF prétend ainsi se recentrer sur son cœur de métier et justifie surtout ce choix par la nécessité de trouver rapidement des financements, afin de remettre à flot le parc nucléaire national.
Qu’il me soit permis d’en douter ! Je résume : EDF qui a perdu de l’argent en refusant l’activité de minage de cryptomonnaie par Exaion, a choisi faire entrer pour pas cher, comme actionnaire plus que majoritaire dans la bergerie Exaion, Mara Holdings, leader dans ce domaine. Après avoir nié de façon répétée vouloir développer le minage de cryptomonnaie, l’entreprise américaine a finalement avoué début septembre que l'opération a bien pour objectif de déployer, au moins partiellement, cette activité, afin d'offrir des services de stabilité au réseau électrique.
Mais les enjeux soulevés par une telle opération, si elle parvenait à son terme, ne se résument pas aux simples conséquences financières d’une négociation ratée. À l'heure où la France et l'Union européenne martèlent avec raison leur volonté de créer des champions européens du numérique, et où il est de bon ton de se gargariser de discours sur la nécessité de veiller à notre souveraineté, la prise de participation majoritaire par un acteur américain dominant de la filiale d’une société détenue à 100% par l’État, l’assujettit aux lois extraterritoriales américaines, en contradiction flagrante avec les enjeux de souveraineté nationale, que celle-ci soit financière, énergétique ou numérique.
Alors que la cryptomonnaie est censée représenter une alternative permettant d'opérer des systèmes de paiement de façon indépendante, il n’est pas concevable que ces capacités soient contrôlées par MARA, ce qui équivaudrait pour la France à céder un levier financier stratégique et géopolitique à un acteur américain, dans un contexte actuel de guerre monétaire. Il en va donc de notre souveraineté financière.
Alors que les centres de données flexibles présentent l’avantage d’adapter en temps réel Ieur consommation, - ils s'arrêtent lors des pics de demande et redémarrent quand l'électricité est excédentaire -, et que ce rôle de consommateur modulable en fait un outil critique de stabilisation du réseau électrique, il est inconcevable d’abandonner à un acteur américain le contrôle de la flexibilité et la sécurité du réseau français. Il en va de notre souveraineté énergétique.
Enfin, les activités de calcul haute performance (HPC) sur le cloud impliqueraient le traitement de données sensibles, lesquelles tomberaient sous le coup des lois extraterritoriales américaines (Cloud Act, FISA section 702), en contradiction flagrante avec la doctrine française en matière de protection des données. Exaion, à cause de Mara Holdings, serait en effet contraint de répondre favorablement à toute requête du gouvernement américain. Il en va de notre souveraineté numérique.
Que la technologie utilisée par Mara ne constitue pas une innovation disruptive à protéger des convoitises étrangères ne doit pas servir d’argument pour brader Exaion sans problèmes de conscience. Les investissements étrangers en France ne sont malheureusement pas tous bons à accueillir. Exaion constitue une opportunité à plusieurs milliards d’euros pour laquelle EDF doit impérativement faire appel à des acteurs français.
https://www.latribune.fr/article/idees/31830645245968/entree-de-mara-au-capital-d-exaion-une-erreur-de-calcul-et-une-faute-pour-notre-souverainete
Philippe LATOMBE