Le 24 février, jour de l’invasion de l’Ukraine, les dirigeants de l’UE se sont entendus sur des sanctions visant à limiter le plus possible la capacité de la Russie à financer la guerre qu’elle a déclenchée. Depuis février, sept trains de sanctions européennes sont déjà entrés en vigueur.
En réaction aux quatre référendums d’annexion à la Russie, la Commission européenne en a remis une couche, le 28 septembre dernier, en présentant aux Etats membres de l’UE un huitième paquet de sanctions avec, comme objectif annoncé, un accord des Vingt-Sept sur de nouvelles mesures restrictives avant le Conseil européen des 6 et 7 octobre à Prague.
Mon propos ne sera pas de discuter de l’efficacité à long terme d’un embargo sans cesse durci et qui, ceci expliquant cela, trouve inévitablement ses limites dans le fait qu’il n’est pratiqué que par les Occidentaux, et pas vraiment par le reste du monde, (ce qui fait beaucoup de monde justement). Le bilan d’une telle stratégie ne s’établira qu’a posteriori, quand l’épisode guerre d’Ukraine appartiendra à l’Histoire et fera le bonheur des chercheurs.
En attendant, alors que Joe Biden fait le buzz dans les médias avec ses trous de mémoire à répétition, force est de constater qu’il fait preuve d’une vigueur intellectuelle intacte quand il s’agit de tirer profit des difficultés européennes actuelles. Et il faut bien reconnaître que l’opération VRP de mars du président américain a été menée avec brio.
Dans un vieux réflexe hérité du siècle dernier, l’Europe, paniquée par la fermeture du robinet de gaz russe qu’elle s’est elle-même infligée, se tourne vers son allié d’outre-Atlantique pour qu’il lui vienne en aide. La production de gaz de schiste américain n’est pas vraiment la plus écolo qui soit ? Nous allons devoir construire des méthaniers par centaines ? Des terminaux portuaires pour regazéifier pour partie le GNL reçu ? Qu’à cela ne tienne ! Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis, c’est bien connu.
Cela ne résout pas l’approvisionnement pour cet hiver ? Ce n’est pas grave, nous allons nous approvisionner ailleurs, en acheter à l’Azerbaïdjan qui a repris ses attaques contre l’Arménie, voire acheter du gaz russe beaucoup plus cher à d’autres pays qui lui permettent ainsi de détourner l’embargo. Il faut bien pallier des années d’erreurs majeures en matière de production et de diversification énergétiques, et le temps presse. Il est incontournable que les Européens puissent se chauffer et faire tourner leur industrie, notamment les Allemands, gros consommateurs s’il en est de gaz, et de gaz russe il y a encore peu. « Nécessité fait loi », dit le vieil adage, largement développé par Montesquieu dans l’Esprit des lois.
Parallèlement, et à la surprise générale, ce même 25 mars 2022, la Commission européenne et la Maison Blanche annoncent un accord de principe pour encadrer le transfert de données transatlantiques, alors que la situation est bloquée depuis 2020, avec l'annulation du précédent cadre légal, le Privacy Shield, jugé non conforme au RGPD par la Cour de justice européenne (CJUE). Sur le fond de ce nouvel accord, rien, ou si peu.
Quel rapport avec la crise énergétique, avec la guerre en Ukraine ? De prime abord, aucun. A y regarder de près cependant, et j’avais déjà ironisé en temps sur le sujet, cela ressemble fichtrement à un « je te vends mon gaz de schiste (cher) », « tu me donnes tes données », une négociation dont il n’échappera à personne qu’elle ne répond pas à l’exigence d’équilibre habituellement recherchée entre deux parties contractantes. Les Etats-Unis n’ayant toujours pas reconnu le RGPD, c’est un peu comme si nous acceptions d’alimenter l’Amérique d’un « Nordstream » de nos données personnelles, ces mêmes données qualifiées d’Or noir du XXIème siècle. L’Europe aurait-elle capitulé en rase campagne ?
Depuis six mois, silence radio ou presque et, il y a quelques jours, cette annonce, sur Politico notamment : « La Maison Blanche devrait publier la semaine prochaine son décret tant attendu sur les transferts transatlantiques de données, selon trois responsables ayant connaissance du dossier ». Or, si le nouveau cadre de transfert de données entre l'UE et les États-Unis ne garantit pas une protection adéquate de la vie privée des utilisateurs, le nouvel accord sera probablement renvoyé à la CJUE, et retoqué une nouvelle fois. Les entreprises qui ne sont pas encore passées à des fournisseurs non assujettis aux lois de surveillance américaines, continueront d’enfreindre la loi. Là aussi, l’urgence se précise.
La marge de manœuvre, pour que l’accord politique ne vienne pas se fracasser sur les réalités juridiques, semble d’autant plus étroite (et c’est un euphémisme) que selon les quelques informations qui ont filtré sur la position américaine, la "Cour de révision de la protection des données" annoncée ne verrait pas le jour, contrairement aux promesses faites dans l’annonce initiale ; la promesse américaine de limiter la surveillance de masse américaine à ce qui est "nécessaire et proportionné" ne serait plus au programme, les Américains persistant à pratiquer la surveillance de masse déjà rejetée par la CJUE.
L’abandon de notre souveraineté numérique est finalement tristement comparable à celui que nous vivons en matière d’énergie. Et il semble que là aussi les leçons ne portent pas. Quel intérêt de quitter la dépendance Nordstream au gaz russe si c’est pour dépendre du bon vouloir américain et reproduire les mêmes erreurs, même si, comme disent les enfants, c’est « moins pire » ? Substituer une dépendance à une autre ne rend pas souverain, d’autant plus quand nos données servent de monnaie d’échange. Nous devons, dans les deux cas, remédier en urgence à une situation héritées de nos mauvaises décisions, de nos atermoiements et de ces abandons répétés de souveraineté, qui pénalisent notre avenir.
Une certitude en tout cas : lorsque seront annoncées les modalités d’application de l’accord de principe conclu, il y a six mois, sur l’encadrement du transfert de nos données, nous saurons très clairement pour qui roule Ursula von Der Leyen.
Philippe LATOMBE